L’histoire est construite de telle manière que deux personnes différentes peuvent se retrouver autour d’un même projet. Ahmir n’avait jamais été proche d’Elijah, il l’avait été davantage avec Barahir. Il était devenu un second frère pour le chevalier. Un frère avec lequel faire des bêtises et découvrir le monde. Ils avaient parcouru les couloirs du château, s'étaient cachés dans les armoires des chambres et avaient même joué sous les tables de la cuisine. Le château avait été leur terrain de jeu. Enfant, Elijah était trop mature pour s’amuser de leurs jeux d’enfants. C’était la raison pour laquelle Ahmir ne s’était jamais senti proche de lui. Mais aujourd’hui, ils chevauchaient côte à côté. Ce n’était plus le passé mais le présent. Un présent qu’Ahmir pressentait mouvementé. Son regard se tourna vers la mer dont sa monture foulait la plage. Une mer glaciale. Il se rappelait avoir voulu s’y baigner étant jeune et avoir failli mourir geler. Il avait pu compter sur la présence d’esprit de sa chère mère afin de le sortir de cette mauvaise passe. Tout Thoron était empli de souvenirs – mauvais ou bons – créés au fil de son enfance. Il lui semblait ne pouvoir poser les yeux sur un lieu sans se rappeler d’un évènement marquant de sa vie. Le ressac de la mer venait lécher les sabots de son cheval. Il le sentait frémir sous le contact. Ahmir donna une caresse sur l’encolure de l’animal. Lui–même sentait le vent pénétrer à travers les mailles de ses vêtements. Il pouvait imaginer ce que c’était pour un cheval, bien que doté d’une peau épaisse.

Une promenade en dehors de la capitale et dans un lieu à la température inhospitalière n’avait rien d’innocent. Elijah s’était démené afin de brouiller les pistes, proposant ici et là de se joindre à lui pour une ballade. Ahmir avait été invité à se joindre au prince, il avait accepté immédiatement, sachant quels étaient les réels desseins de cette promenade. La procession s’arrêta le temps d’admirer les horizons. Cette contemplation laissa le chevalier songeur. Il ne partageait pas les rêves de conquêtes de la plupart des Thoron et de son cousin le roi mais quand il voyait la mer, il ne pouvait qu’imaginer les contrées existants de l’autre côté. Il avait déjà fait le tour d’Elenath, visitant chaque royaume, découvrant les trésors et le peuple qui les caractérisaient. Maintenant qu’Elenath n’avait plus de secret, il rêvait de découvrir d’autres territoires. « Je vais poursuivre avec monseigneur Thoron, quelques instants si vous le voulez bien. » Il suffit d’un coup de talon à Ahmir pour laisser le groupe derrière lui. Une fois assez éloigné, il arrêta le trot de sa monture, la laissant poursuivre au pas. Le moment était venu d’aborder le sujet qui les intéressait et qui nécessitait une pareille mise en scène. « N'est-il pas agréable de se retrouver ici, cher cousin ? » Agréable n’était pas le mot. Il aimait sortir de la fourmilière de la capitale afin de profiter du calme des beaux paysages. L’agitation des villes lui offrait son gagne-pain mais ce n’était pas comparable avec l’apaisement qui se dégageait de la mer, du lac ou des montagnes. Il contempla une dernière fois le paysage avant de se tourner vers son cousin. « Nous sommes bien mieux ici qu’à Calendyr, je le crains. L’air y est plus frais. »

Il fallut encore quelques mètres pour qu’ils reprennent la parole. « J'ai pensé que le château n'aurait pas été assez sûr pour abriter cette conversation. » En cela, Elijah était probablement plus intelligent que son frère. Réfléchi et stratège, il faisait en sorte d’éviter certains sujets au château. Barahir aurait jugé son bureau assez secret pour ne pas être écouté. Il aurait eu tort. Il était de notoriété publique que la reine avait ses espions. Des personnes prêtes à tout pour entendre ce qu’ils ne devaient pas entendre et découvrir ce que l’on cherchait à cacher. Il était plus prudent de s’enquérir d’informations secrètes en dehors des murs royaux. En cela, Ahmir ne pouvait qu’approuver son cousin. Il accorda un regard aux hommes qui les suivaient au loin. Il y avait tout à parier qu’au moins un d’eux était payé par sa majesté la reine pour les épier. Il se détourna de la troupe en hochant la tête. « Même loin du château, je crains que nous ne soyons écoutés. » Il était incapable de distinguer les alliés des ennemis, chacun changeant de camp selon les bénéfices qu’ils pouvaient en retirer. La discrétion était donc de mise. Ahmir posa les mains sur la selle du cheval. Depuis leur dernière entrevue, il était parvenu à rassembler des informations. Ses liens avec certaines courtisanes et dames de compagnie de la reine lui étaient fort utile dans ses investigations. S’il avait soupçonné qu’un jour, ses relations lui offriraient de telles opportunités, il n’y aurait jamais cru.

« Le roi a semble-t-il déserté le lit conjugal la nuit dernière. » Un roi qui persistait à dormir dans le lit de sa maîtresse plutôt que dans celui de son épouse était un roi susceptible de la quitter. Il s’agissait d’une bonne nouvelle. En jouant correctement leurs cartes, les cousins pourraient écarter la reine du trône. Cependant, il faudra veiller à ce que Satine ne prenne pas plus de puissance. Ahmir ne lui accordait pas son entière confiance. « Je tiens d’une de ses dames qu’elle essayerait d'avoir un héritier. Par tous les moyens. » Les dires de ces femmes ne se révélaient pas toujours exacts mais il était certain que la reine souhaitait avoir un enfant le plus rapidement possible. Cela valait mieux pour elle si elle souhaitait garder sa place aux côtés de Barahir. Enfanter d’un garçon lui assurerait de rester au château. C’était justement que ce qui préoccupait Ahmir. « Nous devons nous assurer que cela n’arrive pas. » Jusqu’où serait-il prêt à aller ? Tuer un enfant dans le ventre de sa mère ? Il ne s’était pas encore fixé de limites dans cette histoire et c'était ce qu'il craignait le plus. S’en prendre à un enfant innocent n’était pas dans ses habitudes, cette perspective le révulsait. Il faudrait s’arranger pour qu’ils n’aient pas besoin d’en arriver là.